Les fidèles lecteurs se souviennent peut-être de la thérapeute horticole californienne Suzanne Redell. Alors qu’elle préparait un voyage en Europe, Suzanne m’avait contactée pour me demander si je pourrais organiser la visite d’un jardin de soin pendant son court séjour à Paris. Le candidat parfait s’est imposé facilement : depuis 1997, Anne Ribes anime un jardin au sein d’une unité psychiatrique pour enfants à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. C’est certainement un des jardins de soins les plus anciens en France. Anne accepte de nous accueillir. Je ne vais pas rater cette occasion et je me dois d’accompagner Suzanne ! Il est si facile de se perdre dans les méandres de la Pitié…
Dans son tablier vert complété d’un ciré et de bottes jaunes, Anne est devenue une figure familière dans cette unité pédopsychiatrique de la Pitié-Salpêtrière. Les enfants l’appellent « Anne jardin ». Dans son livre Toucher la terre, Anne raconte les débuts de l’atelier Potager-Fleurs. « Dialoguer avec les plantes exige de la régularité, des gestes posés, pensés, réfléchis et répétitifs dans le déroulement de l’atelier. Aller au jardin devient un rituel, avec sa tenue appropriée, gants, bottes, K-way, chapeau…A chaque fois, on commencera par constater ce qu’il y a de changé. On passera du temps à observer. On respectera le calendrier des travaux en taillant, en semant, en dédoublant carottes, navets en temps voulu, en arrosant les légumes qui le demandent », écrit-elle. « Dans la mesure où il s’agit d’enfants impatients, on privilégiera un potager-fleurs à pousses rapides et légumes fragmentés : radis, carottes, fraises…Dans la mesure où les enfants ont des difficultés d’expression, on privilégiera la sensation : terre sèche, terre humide, terre froide, terre chaude, terre granuleuse. »
Je pourrais citer le chapitre entier dans lequel Anne explique comment elle utilise ses 50 m2 (30 m2 supplémentaires viennent de lui être attribués) pour le bonheur des enfants de ce service qui a fait le pari de se concentrer sur des activités plutôt que des médicaments pour aider les enfants. Sur décision de leur médecin, ils viennent par groupe de 4 ou 5. Les enfants qui sont majoritairement autistes sont accompagnés par des soignants, psychomotriciens ou éducateurs (un adulte pour deux enfants est le bon ratio). Les jeudis après-midis, Anne peut accueillir deux groupes de 45 minutes chacun. Avec des rituels donc. En arrivant au jardin, les enfants chaussent des bottes. A la fin de l’activité, ils écrivent dans le cahier avec Anne et boivent une tisane assis devant la cabane de jardin. Entre les deux, ils plantent, arrosent, récoltent selon les besoins du jardin. Ou ils se passionnent pour un escargot trouvé sur place.
Isabelle, la psychomotricienne qui accompagne les enfants le jour de notre visite, explique que les enfants apprennent à bêcher, à conduire une brouette, à ouvrir et fermer une porte. Mine de rien, ils travaillent des notions importantes pour leur schéma corporel en répétant ces gestes qui les ancrent dans la réalité. A la fin de la séance, une petite fille pétrit quelques feuilles qui se trouvent à sa portée. Isabelle précise qu’au début, elle arrachait systématiquement les plantes. Elle a beaucoup changé au contact du jardin. Suzanne observe à une distance respectueuse pour ne pas perturber les enfants. Mais après leur départ, elle discute avec Anne, lui montre des photos de son programme à elle en Californie. On sent des différences (l’approche américaine est sans doute plus cadrée et plus organisée), mais on sent surtout une conviction commune que travailler avec le vivant est bénéfique pour les personnes atteintes de troubles mentaux avec lesquelles elles travaillent toutes les deux. (D’autres photos du jardin Potager-Fleur de la Pitié à la fin du billet).
Quelques nouvelles du côté de Suzanne maintenant. Depuis que j’avais décrit voici plus d’un an son programme au Cordilleras Mental Health Center près de San Francisco, il s’en est passé des choses. Suzanne supervise actuellement trois stagiaires issus du Horticultural Therapy Institute. Une des stagiaire est la directrice clinique de Cordilleras qui, séduite par cette discipline, a décidé de l’étudier de plus près. Une belle victoire pour Suzanne ! Une autre stagiaire a 20 ans d’expérience dans le paysagisme et approfondit la dimension « pré-professionnelle » avec certains participants du programme de Suzanne. Le dernier stagiaire a pour objectif de créer un jardin de plantes indigènes en impliquant les résidents dans toutes les étapes du projet. Trois stagiaires, c’est du travail. Mais c’est aussi le signe que le programme est reconnu et ne cesse de prendre de l’ampleur.
Comme si cela ne suffisait pas, Suzanne conduit régulièrement des séances de formation sur la thérapie horticole auprès de personnel psychiatrique, de thérapeutes, d’infirmières dans la région. Pendant l’une de ses séances, elle a « séduit » le directeur adjoint du groupe auquel appartient Cordilleras (Telecare Corporation) qui aimerait introduire des jardins dans les autres établissements du groupe. Elle se lance avec un médecin dans une étude sur les bienfaits de la thérapie horticole et vient d’être contactée par l’hôpital du VA (Veteran Administration) qui voudrait créer un jardin dans son département de soins intensifs pour ces anciens soldats. Occupée, Suzanne ? Oui, plutôt !