Aujourd’hui, retour de Tamara Singh, diplômée en hortithérapie du programme du New York Botanical Gardens dont elle nous avait décrit l’enseignement il y a quelques semaines ici et là. Dans ce nouveau billet, elle nous raconte de l’intérieur le programme d’hortithérapie du Rusk Institute for Rehabilitation et son Glass Garden à New York dont je vous avais parlé à travers une interview de Matt Wichrowski en 2013. Vous pouvez joindre Tamara à hortustherapy (at) gmail.com.
Les lieux en évolution de la psychiatrie
Dans les années 1950, sous le haut patronage d’Enid Haupt et l’égide du Dr Howard Rusk, médecin en psychiatrie, un des premiers jardins thérapeutiques totalement accessible à des patients à mobilité réduite a vu le jour à New York. En 2009 le Glass Garden, le jardin de verre de Rusk a fêté ses 50 ans. Ayant connu plusieurs moments forts dans son évolution et son expansion, plusieurs fois primé pour son design, le jardin a été un lieu d’expériences et de recherche sur le jardin de soins. Pour plus d’infos sur la physiatrie en anglais.
Selon Dr Rusk, pionnier d’une approche holistique dans la réhabilitation du patient, prendre en charge la personne dans sa totalité implique de vouloir le faire progresser sur plusieurs plans, en envisageant une réinsertion digne dans la vie malgré les conditions limitatives pouvant être provoquées par un handicap. Surtout ne plus traiter que le physiologique ou les déficiences dans les fonctions selon un modèle médical mécaniste antique. On travaille sur l’amélioration sensée du patient afin de le ramener vers des formes d’indépendance tant que possible dans la vie quotidienne. C’est ainsi que pouvoir avoir accès à un jardin –pour se poser dans un cadre de détente mais surtout pour vaquer à une occupation d’agrément, s’exercer, mettre en pratique les stratégies apprises lors des séances de physiothérapie– rentrait dans la ligne logique pour le Dr Rusk. Ce fut le pari relevé par les hortithérapeutes (HT) à Rusk toutes ces années.
Les populations traitées
Rusk Institute, qui fait partie du New York University Medical Center (institution très vaste qui se décline sur plusieurs bâtisses dans Manhattan-est) est reconnu et couru pour la qualité des soins qu’on y prodigue en réhabilitation. Depuis les changements d’infrastructure –prévus car un nouveau bâtiment et un nouveau jardin verront le jour—- précipités par les événements climatiques en 2012, Rusk compte à peu près 80 lits pour les soins aigus de réhabilitation après la stabilisation des patients cérébro-lésés, cardiaques, pédiatriques et orthopédiques. Il y a de surcroît et en parallèle des interventions dans d’autres départements du NYU Medical Centre qui ne dépendent pas de Rusk directement (en psychiatrie, en épilepsie). Et une foison de programmes en ambulatoire/soins de jour en oncologie ou en gériatrie (surtout Alzheimer).
Après la tempête
Depuis la tempête Sandy et la disparition des serres et jardins, la présence des hortithérapeutes au sein même des unités de soins a pris de l’ampleur. Les cinq thérapeutes principales, secondées par des ingénieurs horticoles (responsables de la « matière » végétale dans la petite serre temporaire et la terrasse attenante), des lapins, des volontaires, des stagiaires en HT et des thérapeutes à mi-temps ont dû réinventer leur façon de travailler à Rusk. Alors que, dans le passé, les patients venaient vers le Glass Garden au rez-de-chaussée de l’hôpital accompagnés de leurs kinés ou ergothérapeutes –ce qui supposait une meilleure forme chez les patients– aujourd’hui les hortithérapeutes vont vers le patient quotidiennement car il s’agit effectivement de patients plus démunis, plus malades. Quelques jours seulement après la stabilisation des patients, les séances de réhabilitation très poussées commencent. Kinés, psychomotriciennes, orthophonistes, ergothérapeutes, psychologues, art thérapeutes, musicothérapeute et HT sont sollicités.
Le temps presse, il faut faire le maximum avec le patient, réapprendre la respiration, stimuler le langage, la motricité fine, travailler le vestibulaire, les facultés exécutives, s’entraîner, pratiquer les gestes de la vie quotidienne en les modifiant si besoin est ou en modifiant l’environnement, s’exercer aux stratégies de conservation d’énergie ou de compensation –autant d’objectifs à prendre en compte selon les patients. On doit faire travailler les mains, l’extension, la mémoire, la régulation de l’attention, les déficiences cognitives (prendre des décisions, suivre des instructions), la station debout, l’endurance, divertir, détendre pour mieux gérer le stress du séjour médical, mais aussi aider à penser “l’après l’hôpital” dans les gestes de la vie quotidienne. Le jardinage en pot, au rebord de leur fenêtre, en chaise roulante à table avec d’autres, rempoter, bouturer, malaxer le terreau, arroser seul, écrire leur nom sur une étiquette, se rappeler les soins pour telle ou telle plante tropicale d’intérieur ou sa provenance : autant d’interventions possibles pour s’exercer à la normalisation sur plusieurs plans, voire aller vers la découverte d’une nouvelle image de soi. Les activités de jardin et de nature, au-delà de leur pouvoir sensoriel fort, leur puissance métaphorique, le côté hautement structurant et structuré des gestes du jardinier, leur capacité à offrir une possibilité d’amélioration de son estime de soi, est très apte à permettre l’exercice des stratégies généralisables dont on aura besoin pour les « activities of daily living (ADL) ».
Le HT peut commencer le traitement « bedside » pour ensuite et selon les progrès inviter le patient à faire partie d’un groupe à visée thérapeutique. Les HT sont formées à la gestion des thérapies de groupe qui permettent des simulations de vie en société, le partage, la coopération entre personnes handicapées, autour de ces éléments familiers et vivants que sont les plantes.
Les HT réinventent leur pratique
Le protocole de traitement s’en est trouvé changé. Du fait de ne plus jardiner en terre, les HT de Rusk ont dû inventer de nouvelles façons de faire, d’apporter le jardin et la nature vers les patients qui ne l’apprivoisent plus que depuis leur lit. Le rapprochement avec les arts thérapeutes et les ergothérapeutes est naturel. D’où les activités assez originales comme de faire des t-shirts en pédiatrie avec les pigments des pétales de fleurs en utilisant un petit marteau –mais toujours et selon le plan individuel de traitement, œuvrer dans une amélioration positive et bénéfique pour le patient.
Par ailleurs, autre effet de la présence des HT au sein même des unités de soin : une conscience aiguë des consignes de sécurité et une connaissance des risques sont très importantes. Précautions d’aspiration; de chute; sécurité des patients impulsifs encore très confus, usage de terreau stérile, renouvelé entre chaque patient, usage des gants et de masques lorsque la personne est en “avis contact”, recouvrir les lits, les tables si nécessaires, toujours nettoyer derrière soi avec les produits désinfectants, s’assurer auprès du personnel infirmier si jamais il y a le moindre des doutes. Tout est mis en œuvre pour que cela se passe de façon confortable et non menaçante. D’ailleurs il est même très habituel d’animer une séance de pair avec un kiné ou un orthophoniste. En tout cas, il est considéré plus important de faire participer en prenant à cœur les risques possibles plutôt que de tenir les patients à l’écart.
Le modèle thérapeutique en pratique
(Rounds, Huddles, Conférence, Supervision, Inservice training)
Le patient est encadré par une équipe. La communication entre les co-équipiers est primordiale ; la parole à tous et le respect de la personne sont à l’ordre du jour. Toujours en rappel avec l’idée d’Howard Rusk, on doit prendre en charge la personne dans sa totalité et non seulement ses séquelles physiologiques. Le patient –afin de mieux guérir ou de dépasser ses conditions limitatives prises en charge à l’institut– passe en premier. L’équipe médicale le sait, mais le patient le sait aussi. Le dialogue est primordial. C’est le propre du modèle américain. Si les HT sont invitées aux rondes matinales (Rounds) et aux réunions quotidiennes (Huddles) et hebdomadaires (Conference) assis autour de la table de réunion avec les chirurgiens et les psychologues, c’est que les thérapies créatives et expressives sont là pour alimenter, complémenter, soutenir les démarches des kinés, orthophonistes et psychomotriciennes. D’ailleurs, le fait que la documentation médicale (SOAP notes) soit exigée des HT au même titre que les autres thérapeutes renvoie encore à cette volonté d’intégration de l’équipe pour répondre à cette idée de prise en charge totale des patients.
Dans le déroulement hebdomadaire des HT, la supervision et la revue par les pairs sont également très importantes. On passe en revue les activités horticoles appropriées (âge du patient, saison, est-ce un jour de fête par exemple, chances de réussir l’activité) en fonction du type de patient à voir. On évalue comment traduire les objectifs établis par l’équipe médicale en termes horticoles. « Activity analysis », l’analyse d’activité, outil des ergothérapeutes par excellence, est maniée par les HT en amont de chaque nouvelle séance avec une patiente. Où en est le patient, que demande l’activité préparée? Comment le patient sera-t-il sollicité physiquement, cognitivement, comment apporter les adaptations, de quelles stratégies lui faire part, quoi demander de la part du patient. Faut-il travailler sur la restauration (processus de re-apprentissage de fonctions) ou sur des compensations (apprendre autrement et au détour du handicap) ? S’agit-il de divertir et détendre ou de rentrer dans un partage communicatif, d’où les séances de groupe ?
Nouvelles pistes à Rusk
Aujourd’hui au sein du département à Rusk, la recherche et la mise en pratique de nouveaux protocoles continuent. Les HT se forment par exemple à travers les très passionnantes Schwartz rounds for compassionate healthcare qui soulignent encore une fois le « patient centered health care » à NYU. Mais il y a aussi le développement de nouveaux protocoles par les HT comme le « Use my arm programme » destinés aux hémiplégiques à Rusk ; ou le CIMT « constraint induced movement therapy », stage d’été pour enfants. De la même façon, on continue à y mener des recherches avec l’équipe médicale sur les effets du programme d’horticulture thérapeutique dans les unités : essayer de mesurer les effets des plantes sur les patients lorsque les plantes sont invitées dans les salles de gym par exemple. Faire évoluer la profession exige de passer par des chemins insolites. Par-delà les spécificités des populations, des institutions, et les pays où l’hortitherapie éclot.