L’infirmière, l’arbre et le deuil

« Au milieu de la nuit, je suis devenue tout d’un coup super consciente d’un tapotement étrange contre la fenêtre de ma salle de bain. L’imposant érable qui avait grandi avec nous depuis plus de 30 ans, sans qu’on le remarque vraiment, grattait ses branches nues contre la fenêtre. La nuit était claire et la pleine lune brillait à travers l’arbre, déversant sa vague lumière dans la pièce. J’étais envoutée par la beauté de l’arbre – la silhouette de ses branches qui semblaient me tendre les bras en disant: «Je suis là, je porterai ta douleur. » » Cette expérience, que raconte Lynne Wagner dans son livre « Four Seasons of Grieving », s’est déroulée la nuit où elle venait de perdre sa mère.

Lynne Wagner

Lynne Wagner

Au fil de l’année qui suit, l’auteur trouve des forces et des leçons dans l’érable. Pendant l’hiver, elle imagine ses racines qui lui donne la force de résister aux tempêtes et perçoit une entraide entre les arbres pour supporter la glace et la neige. Au printemps, elle s’émerveille devant les feuilles qui se déroulent lentement en lui rappelant que le processus de la vie, de la mort et du deuil prend du temps et de la patience. En été, elle est impressionnée par l’arbre dans toute sa splendeur malgré les cicatrices de l’hiver…En automne, l’arbre se pare de couleurs magnifiques et rend ses feuilles à la terre, les écureuils se préparent pour l’hiver. L’auteure ressent un passage entre l’énergie de la récolte d’automne et le repos de l’hiver qui arrive.

La mort aussi sacrée que la naissance

Lynne Wagner a été infirmière pendant 40 ans. On pourrait penser que la mort et le deuil lui étaient familiers. « En tant qu’infirmière, j’étais capable d’aider les familles, mais je n’avais pas pleinement compris combien la mort était sacrée, aussi sacrée et belle que la naissance », me raconte Lynne Wagner au téléphone depuis sa maison dans la région de Boston. « Ma philosophie personnelle, mais aussi celle de plus en plus de gens, est que la nature peut nous aider, non seulement dans les moments de crise, mais aussi tous les jours pour nous ressourcer. »

Quand elle a besoin de prendre une décision importante ou de recharger ses batteries après une journée difficile, elle va marcher sur les sentiers qui commencent juste derrière sa maison ou bien elle s’installe dans son jardin (elle aime jardiner – un petit potager et des fleurs – mais ne se considère pas comme une jardinière émérite). Son endroit favori reste l’océan à une heure de chez elle, elle peut marcher sur la plage pendant des heures.

Je lui ai demandé comment les Américains vivaient la mort et le deuil en général, question presque impossible dans un pays aussi varié. « La mort et le deuil sont culturels. Chaque culture a ses rituels. De ma perspective de femme blanche de classe moyenne, je dirais que beaucoup ont du mal avec la mort. Avec l’urbanisation et la séparation des familles, nous ne sommes plus là pour prendre soin les uns des autres. Dans beaucoup de familles, personne n’a le temps de s’occuper des parents quand ils ont besoin de soin 24 heures sur 24. Nous envoyons les mourants dans des espaces à eux », explique l’infirmière, aujourd’hui à la retraite, mais toujours active dans l’enseignement comme on le verra. « En 1950, 50% des gens mourraient chez eux. Aujourd’hui, 85% meurent dans des institutions. Or, quand on demande aux gens de décrire une « belle mort », ils parlent de mourir rapidement, sans douleur, chez eux et entourés de leurs proches ! Beaucoup de gens sont protégés du processus de la mort. Quand mes enfants étaient petits, nous avons eu des poulets, des lapins et des animaux domestiques. Quand ils mourraient, cela nous donnait l’occasion de parler de la mort et d’accomplir des rituels. Quand on est protégé de la mort, comment peut-on vivre son deuil et voir la mort comme faisant partie de la vie ? »

La « theory of human caring » de Jean Watson

Book coverC’est en faisant l’expérience du deuil de sa mère que Lynne a commencé à écrire ce qui est devenu le livre « Four Seasons of Grieving : A Nurse’s Healing Journey with Nature ». Le livre s’adresse à tout un chacun, mais en particulier aux infirmières qui côtoient la mort au quotidien. Lynne est convaincue que les infirmières doivent apprendre à prendre soin d’elles-mêmes dans leur propre intérêt et dans celui de leurs patients. Depuis des années, elle est adepte des principes de Jean Watson exposés dans sa « theory of human caring ». Je n’ose pas m’aventurer à traduire « caring », un défi aussi difficile que la traduction de « healing ». Disons qu’il faut évoquer des mots comme « aimant », « bienveillant », « chaleureux », « attentionné » appliqués aux soins. D’ailleurs, Lynne Wagner expose dans son livre quelques concepts clés de cette théorie : pratiquer l’amour, la gentillesse, la compassion et l’équanimité avec soi-même et avec les autres ; être authentiquement présent en activant le système de foi/espoir/croyances chez soi et chez les autres ; cultiver les pratiques spirituelles qui ressourcent notre esprit et donnent du sens à la vie ; créer un environnement « soignant » (healing) à tous niveaux.

Depuis 2008, Lynne est devenue enseignante au Watson Caring Science Institute (site en rénovation) dans le Caritas Coach Education Program qui touche principalement des infirmières, mais aussi d’autres professionnels de la santé. « Avec ce travail d’enseignant et de mentor, je peux aider ces professionnels à examiner leurs attitudes, leurs croyances, leurs valeurs. La mort et le deuil font partie de tout cela », se réjouit-elle. « En ce moment aux Etats-Unis, les assurances santé sont en train d’ajouter un critère qui est la satisfaction du patient ce qui influence beaucoup le personnel. Plusieurs hôpitaux ont adopté la théorie de Jean Watson pour changer la culture de l’institution. » Certains hôpitaux ont aussi instauré des « healing rooms » où le personnel peut prendre un peu de temps pour se recentrer. Plus ou moins sophistiqués, ces espaces peuvent proposer de la musique, de l’aromathérapie ou même des massages. Un lieu concret pour que les professionnels puissent prendre soin d’eux pour mieux prendre soin des autres.

4 Américains sur 5 n’ont pas de directives anticipées

Nous avons également abordé la question des soins palliatifs et Lynne m’a raconté la longue lutte pour les directives avancées aux Etats-Unis. « Ne pas prolonger la vie, ne pas faire des gestes inutiles, on en parle depuis les années 1960. Dans les années 1990, la législation (Patient Self-Determination Act) a rendu obligatoire de proposer aux patients d’écrire leurs directives anticipées (advanced directives) pour tous les hôpitaux qui recevaient des fonds de Medicare et Medicaid. Mais aujourd’hui, 4 Américains sur 5 n’ont pas de directives anticipées car ce sont des questions lourdes et difficiles. »

Lynne a connaissance de « healing gardens » dans la région de Boston, y compris au Brigham and Women’s Hospital. Elle rapporte sa propre expérience après un cancer du sein. « J’ai fréquenté le Virginia Thurston Healing Garden, un centre de soutien pour les patients du cancer qui offrent plusieurs modalités. Pour moi qui suis poète, j’ai trouvé que la peinture était un merveilleux moyen de m’exprimer. »

Et dans son jardin, Lynne Wagner a planté un arbre en mémoire de sa mère.

Four Seasons of Grieving: A Nurse’s Healing Journey with Nature, A. Lynne Wagner, Sigma Theta Tau International, Center for Nursing Press, 2015 – 80 pages‬