« Manières d’être vivant » : les humains, une espèce parmi tant d’autres

J’ai découvert le livre de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020) cet été chez des amis. Je me le suis procuré et il murit doucement. Ce mois-ci, c’est ce dont j’ai envie de vous parler.

Commençons par la quatrième de couverture.

« Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les dix millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont de la « nature ». A savoir : non pas des êtres mais des choses, non pas des acteurs mais le décor, des ressources, à portée de main. Une espèce d’un côté, dix millions de l’autre, et pourtant une seule famille, un seul monde. Cette fiction est notre héritage. Sa violence a contribué aux bouleversements écologiques….Il s’agit de refaire connaissance : approcher les habitants de la Terre, humains compris, comme dix millions de manières d’être vivant. »

Maitre de conférence en philosophie à l’université d’Aix-Marseille, Baptiste Morizot est aussi un homme de terrain. Son livre nous emmène avec ses compagnons à la rencontre des loups dans le Vercors. Morizot, l’homme qui hurle avec les loups. Et ils lui répondent.

Malgré la distance que nous avons mis entre les autres êtres vivants et nous, Morizot pense que la communication n’est pas impossible. Après avoir hurlé toute une soirée avec les loups, il écrit que « en fait, si l’on fait le travail diplomatique de traduction, d’intercession, si l’on se déplace dans cette zone frontière où les formes spécifiques se brouillent, il est possible d’entrer en contact avec tous les aliens familiers (alien kins » (p. 106).

S’il s’intéresse à la manière d’être vivant des loups, il s’intéresse aussi à celle des humains et écrit ceci : 

« Le vivant se sédimente temporellement comme la roche, mais la différence entre lui et elle, c’est que dans le vivant les couches d’ancestralité sont toutes simultanément disponibles à la surface, et se composent ensemble malgré leur ancienneté différente : dans l’acte d’écrire ses lignes, le pouce opposable offert par les primates il y a trois millions d’années s’allie à l’œil-puits, que j’hérite d’un ancêtre du Cambrien (cinq cent quarante millions d’années), et les deux s’allient à l’écriture, technique apparue il y a quelques six mille ans. 

Les ancestralités animales sont comme des spectres qui vous hantent, en remontant à la surface du présent. Des spectres bienveillants, qui vous viennent en aide, qui font de vous un panimal, animal total, métamorphe comme le dieu Pan, lorsque le besoin s’en fait sentir, pour inventer une solution inouïe au problème de vivre. » (p. 107)

Pour revenir au tout. 

« Et ces ascendances sont partagées. C’est l’idée que par héritage commun ou par convergence évolutive – parce que deux formes de vie ont pendant un certain segment de leur histoire évolutive partagé les mêmes conditions écologiques et les mêmes relations avec d’autres formes de vie – se sont sédimentés, chez des formes de vie qui peuvent être prodigieusement éloignées sur l’ »arbre » du vivant, des dispositions, des comportements et des tonalités affectives qui se ressemblent : des manières partagées d’être vivants. » (p. 109)

Et pour enfoncer le clou.

« Dans l’approche inséparée du vivant défendue ici, la dynamique évolutive prend un autre visage que la seule « théorie de l’évolution » par variation-sélection. Elle devient la sédimentation de dispositif dans le corps, produits par une histoire : des ascendances. Et ces ascendances entrent dans des constellations particulières à chaque moment du drame qu’est la vie d’une lignée ou d’un individu. Ces constellations de puissances corporelles vont inventer littéralement un espace de possibles, une aventure de l’existence jamais vue jusque-là : cette manière d’être vivant comme un loup, comme une tique, comme une sauge des près, comme un humain. Si l’ancestralité animale, végétale, bactérienne est la forme que prend le trait sédimenté lorsqu’il est latent et replié dans un corps ; l’ascendance quant à elle est la forme dynamique que prend l’ancestralité quand elle remonte à la surface du présent pour se conjuguer avec d’autres, et donner le faciès si étrange et pourtant nécessaire, si élégant dans son bricolage, de chaque forme de vie, spécifique et individuelle. Le poète Novalis redécrit de manière libératrice ce que notre tradition nomme Nature. Il écrit : « J’appelle Nature cette communauté merveilleuse où nous introduit notre corps. » C’est de corps-là qu’il parle : épais de temps, tissés d’aliens familiers, bruissants d’ascendances disponibles. » (p. 113)

Retrouver des égards pour le monde vivant

« Pourquoi devrait-on  des égards au monde vivant ? Mais parce que c’est lui qui a fait nos corps et nos esprits, capables d’émotions, de joie, de sens. C’est le monde vivant qui a sculpté toutes nos facultés jusqu’aux plus émancipatrices, dans un tissage constitutif avec les autres formes de vie. C’est lui qui nous maintient debout face à la mort, par sa perfusion continue et joyeuse de vie (cela s’appelle, entre autres, « respirer »). Débranchez ce lien à lui et tout est fini. » (p. 281)

Ou pour le résumer dans la postface écrite par l’écrivain Alain Damasio :

« Baptiste Morizot le pointe avec brio : la crise écologique actuelle est d’abord une crise de nos relations au vivant. Donc une crise de la sensibilité. Un appauvrissement tragique des modes d’attention et de disponibilité que nous entretenons avec les formes de vie. Une extinction discrète des expériences et des pratiques qui participents de l’évidence de faire corps, de se sentir chair commune avec le monde plutôt que viande bipède sous vide d’art. » (p. 310) Il liste les trois contributions majeures de Morizot : redonner la liberté créative au vivant, politiser le vivant et nous recoudre « fil à fil, très finement, en conjurant la malédiction des modernes par une réinscription de l’humain à sa juste place « panimale ».

Ce qui touche dans ce livre est que Morizot n’est pas un philosophe assis derrière un bureau. Il passe du temps dans la montagne qui lui inspire de très beaux textes (les extraits choisis n’en sont pas le meilleur exemple). En tout cas, une lecture dérangeante et enrichissante pour ceux qui, comme moi, clament que renouer nos liens avec la nature est central pour notre bien-être global. Sauf qu’on ressent comme un malaise à utiliser le mot nature ainsi défini et à se centrer autant sur le bien-être de l’animal humain. Morizot élargit cette vision.

Pour écouter Morizot parler de son livre à La Grande Librairie ou sur France Culture.