Patricia Hasbach, une psychologue pionnière de l’écothérapie

L’écopsychologie et l’écothérapie m’intéressent au plus haut point car ce sont des sujets qui touchent directement mon travail de psychologue depuis 5 ans. C’est pourquoi j’avais envie de revenir sur ce sujet que j’ai déjà abordé dans le passé (voir Géraldine Poncelet et sa pratique en Suède, l’expérience de Yann Desbrosses en région parisienne, Stéphanie Martin et ses consultations dans la nature du côté d’Aix-les-Bains ou encore Beth Collier à Londres).

Et qui de mieux placé pour en parler que Patricia Hasbach, une psychologue américaine qui s’est intuitivement dirigée vers ces pratiques à la fin des années 80 et en est devenue une des théoriciennes ? Diplômée d’une thèse en psychologie, psychothérapeute agréée, consultante, autrice et enseignante à l’université, elle propose au sein de son cabinet Northwest Ecotherapy des services de thérapie et de conseil aux adultes de tous âges, aux couples, aux familles et aux groupes avec une spécialisation dans les problèmes relationnels, les problèmes de santé, les transitions de la vie, les problèmes de carrière et la gestion de l’anxiété et de la dépression. Et elle est donc une pionnière dans la pratique de l’écothérapie, « une méthode de traitement qui reconnaît les bienfaits thérapeutiques des interactions avec la nature ».

Apprendre que Patricia habite à Eugene dans l’Oregon, mon alma mater où j’ai étudié le journalisme dans les années 80, était la cerise sur le gâteau. Je pouvais parfaitement imaginer la ville où elle vit et travaille. Ce fut une grande joie de recevoir sa réponse positive à ma demande et de causer avec elle récemment. Depuis sa maison dans la magnifique vallée de la McKenzie River, elle a répondu à mes questions.

La première étincelle

Evidemment, ma première question était de savoir comment Patricia avait commencé à s’intéresser à la connexion à la nature dans son travail de psychologue. Qu’est-ce qui avait déclenché cet intérêt ?

« Je n’avais jamais entendu parler d’écopsychologie, un terme inventé en 1995 par Theodore Roszak. Ce n’était pas quelque chose dont on nous parlait pendant nos études de psychologie. Voilà comment ça a commencé. Au début de ma carrière, à la fin des années 1980, j’avais un cabinet libéral et je travaillais avec un hôpital local où j’aidais des patients qui avaient eu des problèmes cardiaques autour des questions sociales et émotionnelles. A cette époque, chercher de l’aide auprès d’un psychologue était encore stigmatisant, surtout pour les personnes d’un certain âge. Pourtant la dépression et l’anxiété sont assez communes après ces événements et peuvent faire obstacle à la guérison. J’avais pris l’habitude d’aller me présenter aux patients lorsqu’ils venaient faire leur rééducation. C’étaient des patients qui avaient quitté l’hôpital et on sait qu’il peut y avoir pas mal de doutes à ce moment-là sur la capacité à reprendre une vie normale. Je repense à ce patient, un homme qui travaillait dans une pépinière. Il était nerveux et résistant à l’idée de me parler. Mais il se trouve que l’hôpital venait d’ouvrir une cour intérieure avec des plantes. Je lui ai proposé d’y aller et il s’est mis à me parler des plantes, celles qui avaient une chance de s’épanouir dans ce lieu et les autres. Il était enfin à l’aise et il a pu parler de ses peurs. » Voilà comment, par un matin de printemps et en suivant une intuition, une carrière peut être profondément transformée.

« Ce fut un « ha ha moment » », confirme Patricia. « A l’époque, mon cabinet donnait sur une rue et avait une vue sur des arbres. Je pense que nous savons instinctivement ce dont nous avons besoin et j’ai toujours eu un bureau avec une vue de la nature. Sauf un, mais je n’y suis pas restée longtemps ! » Un bon début, mais comment approfondir cette intuition d’un lien entre la nature et le travail thérapeutique ?

De nouveau, le hasard l’aiguille. « En 1996, j’ai reçu dans le courrier une brochure pour un atelier de trois jours en Californie sur l’écopsychologie pour les enseignants. Dans le cadre de la santé mentale à l’école, il s’agissait de comprendre comment connecter les étudiants à la nature. Je suis allée à Palo Alto pour cet atelier. J’y ai rencontré Allen Kanner, co-éditeur de l’anthologie Ecopsychology : Restoring the earth, healing the mind avec Theodore Roszak et Mary Gomes publié en 1995. C’était une validation de mon intuition. A cette époque-là, on ne commandait pas les livres sur Internet. On allait dans une librairie et on devait ensuite attendre une ou deux semaines ! Ces livres m’ont passionnée. »

Dans le Pacific Northwest, les choses deviennent sérieuses

« En 2004, j’ai déménagé dans le Pacific Northwest où les gens sont très outdoorsy. Ils passent beaucoup de temps dehors et sont actifs », raconte Patricia. Le Pacific Northwest est la grande région regroupant l’Oregon, l’état du Washington, l’Idaho et la Colombie Britannique au Canada, une région bordée à l’est par les Rocheuses et à l’ouest par le Pacifique, une région très connue pour sa « nature sauvage ». « J’ai recherché l’animateur de l’atelier et je l’ai retrouvé à l’Université de Neropa à Boulder dans le Colorado. J’ai suivi un master de psychologie transpersonnelle avec une mineure en écopsychologie, puis des études post-doctorales sur le sujet. Cela m’a amenée à devenir une des pionnières de ce mouvement. » 

Définir l’écopsychologie n’était pas facile à l’époque. « Nous n’étions pas clairs et nous avons dû développer notre « elevator pitch ». L’écopsychologie est un champ de la psychologie qui s’intéresse à la relation des humains avec le monde naturel dont nous faisons partie. Plus tard lorsque j’ai enseigné dans le programme d’écopsychologie à l’université Lewis & Clark à Portland en Oregon pendant 13 ans, nous demandions aux étudiants de développer leurs propres définitions de l’écopsychologie et de l’écothérapie. »

Pour continuer à développer ce champ de la psychologie, Patricia a notamment co-édité en 2012 un livre avec Peter Kahn, professeur à l’Université de Washington : Ecopsychology: Science, Totems, and the Technological Species (MIT Presse). Dans une interview pour le journal Ecopsychology à la sortie du livre, voici ce qu’elle disait : « Peter et moi considérons l’écopsychologie comme le domaine qui est prêt à intégrer ce que nous appelons notre « moi totémique » – notre relation ou notre parenté avec le monde plus qu’humain (more-than-human world), pour emprunter un terme à l’anthropologie – à la culture scientifique et à notre moi technologique. »

Je vais prendre le temps d’inclure une autre citation de cette même interview sur la direction prise par l’écopsychologie après la première génération : « Je peux décrire les cinq orientations que nous avons retenues. La première était l’inconscient écologique, la reconnaissance de l’existence de processus inconscients, y compris ceux de l’identification et de la répression, non seulement dans la relation avec d’autres personnes, mais aussi avec la terre elle-même. Nous nous sommes inspirés du travail de Ted [Theodore] Roszak à cet égard, ainsi que de celui de Paul Shepard.

La deuxième orientation sur laquelle nous nous sommes concentrés était l’expérience sensorielle directe du phénomène de la nature, en tant que source réelle et fondamentale de connaissance et de joie, et en tant que moyen de réaliser pleinement notre potentiel humain. Il s’agit là de l’aspect phénoménologique, et nous nous sommes fortement inspirés des travaux de David Abram. La troisième orientation dont nous nous sommes inspirés est la reconnaissance de l’interconnexion de tous les êtres – représentée par la Théorie Gaïa et l’Ecologie Profonde – selon laquelle la vie humaine est interdépendante des autres vies humaines, de la vie non humaine et du monde non humain, et que nous avons besoin de cette interdépendance.

Quatrièmement, nous avons examiné le niveau transpersonnel, les interactions avec la nature qui conduisent à une santé mentale optimale et aident à développer un sentiment de paix intérieure, de compassion et de confiance qui nous pousse à aller de l’avant dans le service et, enfin, le niveau transcendantal, qui s’engage dans une métaphysique du surnaturel. Telles sont, une fois de plus, les perspectives profondes sur lesquelles nous voulions nous appuyer pour essayer de concevoir ce à quoi pourrait ressembler une écopsychologie revisitée. »

La théorie nourrit la pratique

Dans le cabinet ou hors du cabinet, à quoi ressemble la pratique de l’écothérapie de Patricia ? « Après l’atelier en Californie et de retour sur la côte Est, j’ai commencé tout doucement à intégrer la nature de manière plus intentionnelle dans ma pratique. J’ai commencé à tremper un orteil dans l’eau au cours du premier entretien. En les interrogeant sur leur famille d’origine, je demandais aux patients s’ils avaient des souvenirs spécifiques de moments passés avec tel ou tel membre de leur famille. Souvent, ces souvenirs avaient trait à être dehors, à pêcher, à jardiner. C’est surtout après ma formation à Neropa que j’ai inclus des questions plus spécifiques en leur demandant de me raconter des souvenirs – merveilleux ou effrayants – dans la nature ou bien ce qu’ils aiment faire dehors et combien de temps ils y passent. Je m’intéresse à leur contact passé et actuel avec la nature. Cela ouvre le sujet dès la première séance. »

De manière « organique », le sujet du lien à la nature arrive de plus en plus directement dans les entretiens par le biais du changement climatique, des nouvelles du monde, des grands feux qui ravagent la région. « Les patients sont réconfortés que ces sujets soient importants dans la thérapie ». Depuis 9 ans, Patricia exerce dans un bureau le long de la Willamette River, l’autre rivière qui traverse Eugene. « Mon bureau est à l’étage avec quatre grandes fenêtres qui donne sur les arbres. Je suis dos aux arbres et le patient a une vue directe sur eux. J’ai une fontaine qui apporte une paix sensorielle. Par ailleurs, il y a toujours des fleurs dans mon bureau. Si la fontaine n’est pas allumée ou que j’ai jeté les fleurs, les patients le remarque immédiatement. Les couleurs et les textures sont choisies intentionnellement. J’ai aussi un panier avec des éléments trouvés dans la nature (des pierres, des lichens, des branches,…) qu’ils peuvent utiliser pour exprimer quelque chose de difficile. Nous travaillons avec des métaphores venant de la nature. »

« Talk and walk sessions » et marches sur ordonnance

Patricia propose ce qu’elle a baptisé des « talk and walk sessions », des sessions dehors où on parle et on marche. « Avoir un bureau dont on peut sortir directement le long de la rivière est un plus. C’est plus facile que d’avoir à se déplacer et à programmer un rendez-vous spécial. On peut décider à la dernière minute de sortir faire la session à l’extérieur ou pas », explique la psychothérapeute. « Je remarque que le fait d’être en mouvement et de marcher côte à côte diminue l’anxiété. Les patients sont moins agités que dans le bureau. Pour les jeunes gens, c’est plus facile de s’ouvrir car être dehors normalise la rencontre. Dehors, on n’est pas dans mon espace, mon bureau. Dehors n’appartient à personne. Cela contribue également à les mettre à l’aise. Oui, il y a souvent d’autres marcheurs ou des gens à vélo. Nous échangeons souvent une salutation en tant que membres d’une communauté « outdoors ». Nous en parlons avant de sortir : comment réagir si on croise quelqu’un qu’on connaît. On peut attendre un peu si on parle de quelque chose de sensible ou se tourner vers la rivière si on ressent des émotions fortes. »

« Ces sessions permettent de voir les feuilles d’automne ou un cerisier en fleurs au printemps, mais aussi des animaux dont beaucoup d’oiseaux. Je remarque aussi qu’il y a des heureux hasards, des événements qu’ils connectent à leur expérience. Quelqu’un qui venait de recevoir une mauvaise nouvelle inattendue a remarqué en voyant une oie canadienne se poser maladroitement sur l’eau qu’il se sentait comme cette oie. » D’autres psychothérapeutes mentionnent cette possibilité pour les patients de faire des parallèles éclairants entre leurs ressentis intérieurs et leur perception d’évènements extérieurs.

« Plus récemment, je me suis procurée un bloc pour faire des ordonnances de nature. L’inspiration est le programme Park Prescriptions (ParkRx) lancé par Dr. Robert Zarr, un pédiatre de Washington, DC. J’ai contribué à recenser les parcs disponibles dans ma région pour ce programme. Au début, j’étais assez vague. Mais je suis devenue plus directive. Je leur donne des « devoirs » que nous concevons ensemble et j’écris ce que nous avons décidé. Quand ils reviennent, ils ont fait leurs marches ou autres devoirs. Cela a un impact. Nous avons maintenant assez de bonne recherche sur le sujet et la prescription de nature va devenir une « best practice ». J’espère que les assurances santé vont le reconnaître. Des médecins travaillent avec ces organismes pour faire reconnaître l’intérêt pour l’obésité ou le trouble de déficit de l’attention. »

Recherche et acceptation

Vous aurez un aperçu des publications de Patricia Hasbach sur sa page dédiée. Une des recherches dont elle est le plus fière s’est intéressée aux impacts d’images de la nature sur les personnes vivant dans des environnements gravement dépourvus de nature. « On estime que 5,3 millions d’Américains vivent ou travaillent dans des lieux privés de nature tels que les prisons, les refuges pour sans-abri et les hôpitaux psychiatriques. Un tel éloignement de la nature peut entraîner une « extinction de l’expérience » qui peut conduire à un désintérêt ou à une désaffection à l’égard des milieux naturels, voire à une biophobie (peur de l’environnement naturel). Les personnes qui ne passent que rarement – ou jamais – du temps dans la nature seront privées des nombreux bienfaits physiques et émotionnels que procure le contact avec la nature », était le constat de départ.

Et voici les conclusions de l’étude. « Nous rapportons les effets d’expériences de nature par procuration (vidéos sur la nature) offertes à des détenus de prisons à sécurité maximale pendant un an, et nous comparons leurs émotions et leurs comportements à ceux de détenus à qui on n’a pas offert de telles vidéos. Les détenus qui ont regardé des vidéos sur la nature ont déclaré se sentir nettement plus calmes, moins irritables et plus empathiques, et ont commis 26 % d’infractions violentes en moins que ceux qui n’ont pas regardé les vidéos. Le personnel pénitentiaire a corroboré ces résultats. Cette recherche renforce la valeur de l’exposition à la nature en tant qu’outil puissant, non seulement pour les administrateurs pénitentiaires, mais aussi pour les urbanistes et les décideurs politiques, afin de promouvoir des comportements socialement souhaitables. » Cependant, elle n’aimerait pas que cette étude serve d’excuse pour substituer de simples images à une exposition à la vraie nature.

Aux yeux de la psychothérapeute, l’American Psychological Association (APA) a mis du temps à se saisir du sujet, mais elle est dorénavant complètement engagée. Elle juge normal d’avoir attendu d’avoir assez de données probantes et conseille d’ailleurs de consulter ecoAmerica pour s’informer sur la recherche la plus actuelle. Par exemple, ecoAmerica a collaboré avec l’APA pour produire une nouvelle édition de Mental Health and our Changing Climate : Children and Youth Report, publiée le 11 octobre dernier.

« Je suis très encouragée, pleine d’enthousiasme. En tant que thérapeute, nous avons l’habitude de considérer le patient dans sa dimension intra-psychique, dans ses relations interpersonnelles, dans son système familial et dans ses interactions avec la société et la culture. L’écopsychologie ajoute un nouveau cercle en plaçant le patient dans son système écologique et en prenant en compte sa relation ou sa déconnexion avec les impacts sur le bien-être. »

La crise du changement climatique

« Un autre facteur qui alimente l’intérêt pour l’écopsychologie et l’écopsychothérapie est le niveau d’émotions liées au changement climatique. Il s’agit de profonds facteurs de stress, chroniques et aigus. En septembre 2020, nous avons eu des feux terribles dans la vallée de la McKenzie, 700 maisons ont brûlé et des gens ont été évacués au milieu de la nuit. Ca a duré deux semaines. J’ai vu ensuite des personnes qui avaient des  troubles du stress post-traumatique. Nous sommes la nature. A un niveau très profond, nous vivons un deuil que nous en ayons conscience ou pas. La dépression est endémique. Je me demande quelle est la part d’une douleur profonde et non reconnue pour le monde plus qu’humain. Si en tant que thérapeute, nous n’avons pas ces éléments sur notre radar, comment pouvons-nous arriver jusqu’aux plus profonds niveaux de la dépression ? »

Grounded, un livre pratique pour le grand public

Une partie de la réponse est dans son dernier livre, Grounded (Simon and Schuster, 2022), un livre né de la pandémie Covid. « J’ai été contactée pour écrire ce livre en pleine pandémie. L’éditrice m’a dit que mon nom ressortait constamment dans ses recherches. L’objectif était d’apporter certaines de mes pratiques au grand public pendant cette période. Les urbains, même s’ils ont grandi au contact de la nature, en deviennent vite éloignés. La nature est autour de nous tout le temps, mais cela demande un effort. » Le livre a été bien reçu et entendre que des thérapeutes le conseillent à leurs patients lui fait chaud au cœur. «  La pandémie a augmenté la conscience de l’interconnexion. Elle a aussi permis aux gens de ralentir et d’apprécier le temps passé à la maison. » Le livre n’est pas disponible en français, mais il est écrit dans un anglais très accessible.

Et pour ponctuer cet échange nourrissant avec Patricia Hasbach que je remercie sincèrement, je vous signale la parution en français en octobre 2023 du livre de Theodore Roszak, Allen Kanner et Mary Gomes. Ecopsychologie : Le soin de l’âme et de la Terre est publié chez Wildproject. Et de plus la tenue d’une journée d’étude…demain, mardi 7 novembre, par la Chaire de Philosophie à l’hôpital du Cnam. Une belle façon de célébrer cette traduction française, 28 ans après la publication de l’original.